A l’heure où la plus emblématique figure de la cuisine française vient de tirer sa révérence, il est intéressant de faire un état des lieux du traitement du vin par notre chère restauration.
Formateur de sommeliers et de chefs de rang puis épicurien à mes heures de bonne cuisine, je fréquente régulièrement les tables de nombreux restaurants de tout niveau et aux notoriétés diverses et variées. Mon constat est globalement très négatif sur la façon avec laquelle nos restaurateurs négligent notre précieux nectar. Ce constat est d’autant plus amer quand on sait que les marges, dans ce secteur d’activités, sont beaucoup plus importantes sur le vin que sur les mets concoctés.
Mes griefs sont nombreux, aussi, je vais essayer de les exposer le plus objectivement possible tout en proposant des solutions faciles à appliquer afin d’éviter les désagréments qui viennent souvent gâcher le bonheur que nous devrions éprouver en harmonisant un vin avec un plat.
Commençons très en amont. Le premier contact avec le vin dans un restaurant a lieu lorsque nous tenons la carte entre nos mains. La présentation y est souvent négligée avec une mise en page quelquefois approximative qui rend sa lecture difficile. Y figurent notamment un mauvais ordonnancement ainsi que des inexactitudes dans la description des vins : absence du nom du domaine, confusion entre le nom du domaine et le nom du vin ou de la cuvée, millésimes absents ou erronés, catégorie du vin qui n’est pas ou mal indiquée (aujourd’hui : A.O.P. - I.G.P. - Vins de France) ou encore mention d’une appellation à la place d’une région. Je ne peux compter le nombre de fois où j’ai pu lire en guise de région "Côtes-du-Rhône" en lieu et place de "Vallée du Rhône" ! Et enfin, on "truffe", c’est le cas de le dire, cette malheureuse carte de fautes d’orthographe Sauterne au lieu de Sauternes, Croze-Hermitage au lieu de Crozes-Hermitage, Monbazillac devenu Montbazillac et j’en passe et des meilleures !!
Alors cette carte peut être fastidieuse pour certains de nos restaurateurs dont ce n’est pas le métier et qui n’ont pas, parmi leur personnel, des professionnels du vin. Aujourd’hui, nos outils de communication et nos facilités d’accès à l’information permettent d’éviter ces erreurs mais il faut y passer du temps. Beaucoup d’entre eux me confessent que ce temps leur manque. La solution consiste à sous-traiter la présentation à un professionnel du vin qui saura mettre en valeur les flacons proposés. Cela a un coût mais le bilan financier, me semble-t-il, restera très avantageux !
Avançons maintenant plus en aval dans le service. Une fois le vin choisi, avec ou sans les conseils d’un sommelier, celui-ci arrive avec la dive bouteille, ôte le bouchon et vous la fait goûter… Le vin est sans défaut et le client lui lâche alors un " bien ! " lui indiquant qu’il peut officier pour le service. Mais, si vous avez choisi un vin jeune, quelle qu’en soit la couleur, vous avez presque systématiquement du gaz carbonique résiduel qui rend le vin "perlant" ou "frizzante" comme le disent si joliment nos voisins italiens, c’est-à-dire légèrement pétillant. Sauf exception, (pour en citer deux : le Muscadet élevé sur lie ou le Lambrusco, vin rouge italien d’Emilie-Romagne, que les américains appellent le "Red Coke" ! ) les vins tranquilles n’ont pas vocation à se déguster de la sorte. Il n’est, en effet, pas très agréable d’avoir un vin qui "pique" sous la langue et voit sa réelle texture perturbée. Quand cela m’arrive, je sollicite l’utilisation d’une carafe, arme redoutable pour désorber le gaz turbulent, tout en regrettant que cette action n’ait pas été proposée avant le service. Il ne m’a également pas été épargné l’absence de carafe au sein dudit restaurant… et donc, après délestage d’une dizaine de centilitres de vin dans mon verre, me voilà parti pour une agitation, bouteille en main, façon "rodéo" sous le regard incrédule voire quelquefois atterré des tables voisines !!
L’équipement en quelques carafes à vins jeunes bon marché et un peu de pédagogie pour le préposé au service ne me semblent pas être des solutions trop compliquées ou onéreuses à mettre en place.
Et maintenant : le clou du spectacle !!
Lorsque le vin est blanc ou rosé, il est mis dans un seau avec eau et glace. Alors, certes, la température de service n’est pas parfaite car le vin est souvent trop refroidi mais le phénomène n’est pas irréversible. Il suffit de laisser la température s’élever tout doucement dans le verre pour déguster le vin correctement. Le réel problème provient du service du vin rouge dont on laisse la bouteille trôner sur la table. Celle-ci va se réchauffer jusqu’à atteindre la température ambiante qui dépasse allègrement les 20 °C pour quelquefois approcher les 25°C dans des salles surchauffées ou même en terrasse l’été ! La température de dégustation maximale pour un vin rouge se situe à 18°C. Au-delà, celui-ci montrera un déséquilibre sur l’alcool pour les vins puissants et charnus avec une bouche capiteuse et, pour les vins les plus légers, le déséquilibre sera sur l’acidité avec un palais tendu et nerveux, sensations, qui, dans un cas comme dans l’autre, ne sont pas souhaitées sur un vin rouge ! Il est ainsi très facile de transformer un grand vin en une boisson détestable et de passer complètement à côté du plaisir qu’il aurait pu nous donner et ceci, à cause d’un service négligé.
Pour remédier à cela, la bouteille de vin rouge peut être, elle aussi, placée dans un seau à glace rempli d’une eau dont la température avoisine la température de service du vin (idéalement, elle doit être inférieure de 1°C par rapport à la température de service pour que celui-ci arrive dans le verre à l’exacte température de dégustation). Ainsi, en jouant sur la grande inertie thermique de l’eau, le vin restera pendant tout le repas dans de bonnes conditions et sa dégustation n’en sera que plus réussie. La principale objection à ce service, de la part des restaurateurs et des sommeliers, est la crainte de la réaction du client, qui a, de prime abord, l’impression qu’on va lui servir un vin rouge frais alors que dans les us et coutumes ou croyances de nos consommateurs, la plupart des vins rouges se boivent "chambrés" terminologie désuète car les températures ambiantes dans lesquelles nous vivons aujourd’hui sont bien plus élevées qu’à l’époque originelle où cette expression avait cours. Quelques explications pédagogiques à fournir au client semblent bien sûr indispensables. Et, lorsque celui-ci n’est pas convaincu, je conseille au sommelier de laisser un verre de vin rouge sur la table que le client pourra goûter en fin de repas : le verdict est, en général, implacable !!!
Pour éviter ces maladresses, là encore, les solutions ne me semblent pas insurmontables : quelques seaux à glace, quelques thermomètres et une formation du préposé au service afin qu’il connaisse exactement les températures de dégustation des différents vins et… le tour est joué !!
La gastronomie française n’excuse pas tout ! Au pays des Brillat-Savarin, Curnonsky, Bocuse puis, pour ne citer qu’une petite partie de celles et ceux qui sont encore parmi nous : Darroze, Ducasse, Gagnaire, Passard, Pic, Piège, Robuchon, Troisgros etc… notre vin mérite meilleure attention. Alors, Mesdames et Messieurs les restaurateurs, pour le patrimoine qu’il représente, pour son excellence, pour ce qu’il vous apporte, pour ceux qui le font avec passion et tous ceux qui contribuent à l’améliorer ou à l’enseigner avec enthousiasme, faites quelques concessions pour soigner le service du vin. Préservez l’immense plaisir qui nait lorsqu’un vin sublime un plat et qu’un plat magnifie un vin, définition même de l’accord parfait !